BEN ARÈS
EXTRAIT
Nous l’attendions, elle si rare, si précieuse dans notre sud aride, déshérité par les eaux divines et les coins de verdure. Depuis des lunes et des lunes, pas une goutte n’était tombée des cieux ! Les prières des plus grands sorciers, de nos plus illustres ombiasy n’étaient, semble-t-il, point entendues.
Le soleil, chaque jour, nous assommait, conduisait nos corps de commerçants des rues – gargotiers, vendeurs de soupes, d’ailes ou de cuisses grillées, tireurs de posy posy, conducteurs de charrettes à bras ou à zébus, réparateurs de bicyclettes ou de chaussures, porteurs, légumières, bouchers de saucisse, de porc ou de bœuf et poissonnières étalant des crabes, poulpes, crevettes, calmars, mérous, les colonies de mouches tournoyant autour des jus, du sang, de la saumure et des sueurs, charbonniers parmi les sacs, le charbon étendu pour être débité, trié à proximité du tas d’ordures, dépotoir fumant du quartier, vendeuses de mangues, citrons, sambos ou ces beignets triangulaires fourrés d’oignon, de pomme de terre et de viande hachée, soky ou pâtés d’oursin, démerdeurs, ivrognes, filles traînant ci et là à l’affût de quelque picaille – à l’état d’inertie.
Jour après jour il en imposait. Et les rues, pistes et chemins étaient désertés aux heures les plus brûlantes, hormis par nous les tireurs de posy posy dormant les quatre fers en l’air, les bouches grandes ouvertes, à même le sol, à l’ombre de notre véhicule ou dessous, hormis par nous vendeuses sur le marché, pliées en quatre et roupillant sous les quatre pieds de notre petit présentoir de courges, tomates ou poivrons, ou étalées sur la planche et ronflant à côté des verdures à l’agonie réclamant d’être régulièrement humectées, hormis par nous errants, vaquant à nos mirages, délires et déboires, amours fuies, gagnées chichement et perdues.
ARGUMENTAIRE
À Toliara et alentours, Malgaches, Karana et Vazaha se croisent, se mêlent et s’emmêlent pour le meilleur et pour le pire. On nage. Dans le cours imprévisible, les remous, la mêlée, parfois hors des flots. On vit en ville comme au village. Dans les gargotes, sur les routes de goudron éclaté et les pistes de sable. Comme chez soi en dur, en tôles ou en vondro. Reclus ou en ribote. On improvise. Aux détours d’un zébu, d’un fou, d’un trépassé ou d’un éloquent soudard. Dans le charivari infernal, le vif des traditions locales, les êtres marchent au charbon ou flottent, dévient malgré eux de foutaises en désespoirs, de malentendus en traquenards ou états de grâce. On se chamaille. On palabre pour un bien commun, un canard qu’on déplume ou un sort venu de nulle part. On s’étripe pour le sel et la terre, on rouscaille, chante la guigne ou la poisse, on s’esclaffe, se dégage, rit de l’homme, la femme qui n’a pas fini d’en voir. Et si au final les genres, les classes, les origines se confondaient pour laisser planer tous les doutes ? Et si, pétris et navigués, dénudés, au lieu de fuir, nous acceptions d’être tous du même cru, de la même trempe, sans distinction ? Qu’il en déplaise à Dieu, aux illustres Aînés, aux arrogants et férus du langage sinistré, il nous est offert de boire la vie jusqu’à la lie, la lune nouvelle et l’art de résonner du tsapiky au soleil de l’amour noir.
Ben Arès nous plonge dans […] la vie quotidienne de Madagascar, un pays où règne la sécheresse qui tape sur les cases en tôle de trois mètres sur trois. Un pays où nous découvrons la pauvreté des autochtones aux « petits métiers ou sans métier » […] – Séverine Radoux, Le Carnet et les Instants
L’AUTEUR
Écrivain belge né à Liège, Ben Arès a dirigé avec David Besschops et Antoine Wauters les revues Matières à poésie et Langue vive, et organisé les lectures publiques Matières à poésie.
Depuis 2009, il réside à Toliara, Madagascar.